PEARSON SUR
l’affaire Norman

En tant que patron de Herbert Norman au ministère des Affaires extérieures, Pearson a répondu franchement aux questions de Maclean’s sur l’affaire Norman et il l’a fait sans cacher ses sentiments. Voici ce qu’il a dit :

[Blair] FRASER : Il existe un point qui affecte nos relations avec les États-Unis et cela concerne la façon dont nous traitons les questions de sécurité, ce qui a d’ailleurs entraîné de tragiques conséquences dernièrement. Tout comme de nombreuses personnes qui pensent que vous avez posé le bon geste lorsque vous avez protégé et pris la défense de Herbert Norman, je pense que vous ne vous y êtes pas pris de la bonne manière. Si les faits présentés à la population avaient été connus en 1951, il aurait été plus facile de défendre l’attitude du gouvernement. Certaines personnes qui ont pris la défense du gouvernement ont été déçues. Elles ont eu à défendre une position indéfendable, car elles ont présumé que les déclarations gouvernementales, qui semblaient à première lecture être un démenti, [n’]étaient [pas] en fait un démenti.

PEARSON : Je pense que la majorité des Canadiens s’attendent à ce que le gouvernement canadien tente de protéger un Canadien contre les accusations et les insinuations portées contre lui par un comité législatif étranger dans une affaire traitant de sécurité, affaire qui devrait être traitée comme un problème de sécurité et non comme une affaire publique. Je pense aussi que tous les Canadiens sont d’accord sur le fait qu’il est impossible de tolérer qu’un comité législatif étranger s’ingère dans nos affaires de cette façon ou de le protéger, car il s'agissait bien d'ingérence dans nos affaires. Si les circonstances avaient été inversées, je peux imaginer ce qui serait arrivé si nous avions traité un Américain de la même façon. Je ne suis pas d’accord avec vous sur le fait que nous aurions dû raconter toute l’histoire en 1951 lorsque la question s’est posée. Je pense que vous avez tort lorsque vous dites que nous avons donné l’impression que toutes les accusations avaient été rejetées alors que, dans la réalité, elles n'avaient pas été rejetées. L’accusation, la seule qui a de l’importance, ne portait pas sur le fait que cet homme avait participé à quelques groupes d’études communistes ou qu’il avait été un communiste associé avec des communistes alors qu'il était étudiant, mais elle portait sur le fait qu'il était un communiste, et conséquemment déloyal, alors qu'il était un fonctionnaire à l’emploi du gouvernement du Canada. Nous avons rejeté cette accusation et nous avons dit que nous lui faisions complètement confiance et cela aurait dû mettre un terme à cette affaire; et si cela n’avait pas refait surface six ans plus tard, cela aurait été la fin de cette affaire. Mais si, à cette époque, nous avions divulgué toutes les preuves se rapportant à ses liens passés avec le communisme, nous aurions fait du tort à cet homme. Cela l’aurait suivi pendant des années et aurait rendu très très difficile son travail d’agent du service extérieur pour le Ministère. Nous avons voulu l’en protéger. De plus, la politique de notre gouvernement en matière de sécurité, qui est basée sur les pratiques britanniques et les traditions dans le domaine, est que nous ne divulguons les décisions d’écarter ou de rejeter les accusations contre un fonctionnaire que lorsque cela est jugé nécessaire, mais nous ne publions pas la preuve sur laquelle est basée la décision.

FRASER : Je ne dis pas que vous auriez dû publier la preuve; je ne connais pas cette preuve. Je pense que vous auriez dû rendre public ce que vous avez, en fait, rendu public. Lorsque vous avez répondu aux accusations portées aux États-Unis, votre réponse aurait dû être plus précise qu’elle ne l’était dans les faits. Elle avait était soigneusement rédigée et elle avait été comprise par la majorité des Canadiens comme étant un démenti général. Depuis, certaines restrictions ont été stipulées.

PEARSON : Je n’ai émis aucune restriction que ce soit. Mon démenti général, comme vous le nommez, était un démenti de l'accusation selon laquelle il était déloyal, indigne de confiance et un communiste au service du gouvernement du Canada. C’est la seule chose que j’aie jamais démentie. Pourquoi aurions-nous dû ajouter, « mais, bien entendu, dans sa jeunesse, il s'était associé avec des communistes lorsqu'il était un étudiant », pourquoi devrions nous faire cela?

FRASER : Parce que vous mettiez la parole d’un homme contre celle d’un autre homme. Il me semble que lorsque vous avez demandé à la population de choisir, comme vous l’avez fait implicitement, vous avez peut-être cherché des ennuis. Il y avait cet homme, Wittfogel, qui après tout est un homme respecté dans les milieux universitaires à New York, qui témoignait sous serment. La première nouvelle apparue dans les journaux était le témoignage de Wittfogel dans lequel il se souvenait de ce charmant jeune homme qui avait été membre d’un groupe d’études qu’il dirigeait en 1938. Je suis entièrement d’accord avec vous qu’il n’y avait rien de mal à cela et qu'il était tout à fait justifié et que vous aviez parfaitement raison de dire : « Ceci ne constitue aucunement une accusation. » Mais la réponse, même à cette étape, a donné l’impression aux lecteurs canadiens que Wittfogel était un menteur.

PEARSON : Eh bien, permettez-moi de le redire en d’autres mots. Dans l’atmosphère qui régnait à cette époque, et nous parlons ici de la fin de 1951, si nous avions dit, « Ce fonctionnaire est loyal; nous avons confiance en lui; mais, néanmoins, M. Wittfogel a raison : il était membre d’un groupe d’études communiste; il avait aussi un intérêt pour le marxisme lorsqu’il était à l’Université Harvard », de nombreuses personnes auraient dit : « Ah! Il était communiste il y a quelques années et ils le gardent au ministère des Affaires extérieures! » Cela aurait-il été une position favorable pour un homme à qui nous allions demander d’assumer des responsabilités au Ministère, un homme que nous espérions voir occuper des postes de responsabilités dans les années à venir? Dans l’atmosphère qui régnait en 1951, cet homme aurait été marqué pour longtemps dans l’opinion de nombreuses personnes. Je pense que sa position au Ministère aurait été très difficile. Connaissant très bien Herbert Norman, je pense qu’il en aurait été encore plus affligé qu’il ne l’est devenu plus tard et il aurait senti le besoin de quitter son poste. Est-ce que cela aurait été juste et équitable?

[...]

FRASER : Quels sont les contrôles de sécurité? Quels sont-ils et comment devraient-ils être appliqués au Canada lorsque vient le temps de décider qui peut être embauché et qui ne devrait pas l’être, qui est digne de confiance et qui ne l'est pas? Quels sont nos critères?

PEARSON : Il y a un contrôle de sécurité complet. Je parle de mon propre ministère. Chaque personne qui se joint au Ministère subit un contrôle de sécurité complet de la GRC. Il est vraiment très approfondi, très poussé. Si quelque chose est de nature à discréditer la personne, l'affaire est mise entre les mains du sous-secrétaire, puis il y a un conseil de sécurité composé de hauts fonctionnaires, des sous-ministres, et ces derniers peuvent s’en occuper s’il existe des doutes sur la façon de procéder. Après toutes ces étapes, qui sont confidentielles, si une décision doit être prise, elle doit l’être par le ministre responsable.

FRASER : Par le ministre ou par le cabinet?

PEARSON : Non, par le ministre en tant qu’individu responsable de son ministère. Mais, comme ministre, il lie le gouvernement si un problème surgit.

[...]

Source: No author, "Pearson sur l’affaire Norman," Maclean's Magazine, 6 juillet 1957

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