Mobile d’espionnage

Au moins une fois par mois, mon travail [révision du magazine des forces armées Canadian Affairs m’amenait à Montréal où le Canadian Affairs était imprimé et où, après une longue session, l’édition était finalement mise sous presse et je pouvais passer la nuit à la maison.

Un de ces soirs, Fred Rose est arrivé et s’est invité à souper. Il était à ce moment-là député du Parti ouvrier progressiste au Parlement et au faîte de sa popularité et de son influence politique. Il a raconté quelques anecdotes facétieuses sur d’autres députés et mandarins d’Ottawa qui semblaient vouloir tirer avantage de ses capacités d'analyses et de pronostics politiques. Il m’a ensuite posé des questions sur mon travail et mes collègues de travail, il a demandé mon opinion sur ces personnes, ce que je voulais faire après la guerre et ainsi de suite. […] J'ai dit à Fred que j’espérais devenir écrivain.

« Tu es à Ottawa. Tu devrais rencontrer certains Russes. Tu verras, ils sont intéressants. Beaucoup de discussions à y avoir. Tu sais, ils ne savent rien sur le Canada. Ils auraient besoin d’aide. »

Ils auraient certainement besoin d’un peu d’aide, me suis-je dit intérieurement, en pensant aux discours que leur ambassadeur Gousev prononçait avec un formalisme rigide et dans un anglais presque incompréhensible lors de nos évènements publics pro-guerre. [...]

L’idée de rencontrer des Russes m’intriguait. L’Armée rouge avait libéré Varsovie et avançait sur Berlin. « Mike » Pearson, le nouvel ambassadeur cana-

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dien à Washington avait fait un discours éloquent à New York dans lequel il appuyait la coopération internationale. À peine quelques jours plus tard, l’émotion s’était traduite en actions lors de la réunion de Yalta où étaient réunis Roosevelt, Churchill et Staline. Dans cet environnement, il semblait naturel et logique d’aider un allié qui, en vérité, faisait plus que tous les autres alliés pour gagner la guerre, et ce, à un coût plus élevé. J’ai tout de suite accepté la suggestion de Fred Rose de rencontrer les Russes pour discuter de questions qui nous intéressaient mutuellement. Il a dit qu’il arrangerait une rencontre.

[...]

La préparation de la rencontre semble avoir requis des précautions vraiment compliquées. J’ai d’abord reçu un appel téléphonique d’une jeune femme qui m’a demandé de la rencontrer dans le foyer du Château Laurier et m’a expliqué comment l’identifier. Nous avons quitté l’hôtel et nous avons rapidement marché le long de la rue Sussex. Devant nous, un homme seul marchait beaucoup plus lentement. Lorsque nous sommes arrivés à sa hauteur, il a dit « Bonjour ». C’était comme une course à relais. Je marchais un moment avec un compagnon qui était remplacé par un autre le moment suivant alors que le premier continuait son chemin sans briser son rythme de marche. C’est ainsi que j’ai rencontré le colonel Rogov; non pas que je connaissais son nom ou son rang de colonel. Il ne m’a pas impressionné. Il faisait un peu plus de cinq pieds et il était habillé pauvrement et bizarrement; il ne ressemblait pas du tout à un militaire.

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Ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais; manifestement, ce n’était pas une rencontre sociale. [...]

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On ne m’avait pas averti du comportement étrange de Rogov : les noms de code, les détails élaborés pour préparer la rencontre, le manque de rapport humain. Mais j’ai mis cela sur le compte de la paranoïa bien connue des Russes, un mélange étrange d’arrogance et de complexe d’infériorité issu de décennies passées à repousser l’hostilité capitaliste, réelle ou imaginaire. Je ne me suis jamais senti redevable envers Rogov. J'ai ri lorsqu’il m’a encouragé à rester dans l’armée. Rien à faire, lui ai-je répondu, je suis un écrivain. Malgré ce scénario kafkaïen, je me sentais en contrôle; en fait, assez bizarrement, je ressentais une certaine pitié pour ce petit homme mécanique. Tout de même, j’étais inquiet lorsqu’à notre seconde rencontre il m’a demandé une photo et ma biographie, que je ne lui ai pas remises. Je suis allé voir Fred Rose.

« C’est quoi le problème de ces gars? Ils nous traitent comme des pantins. Ils tirent les ficelles et nous dansons? » « Mmnnyecch. » Phonétiquement, c’est ce qui se rapproche le plus de la réaction de Fred, mais cela n’exprime en rien la frustration et la contrariété exprimées. « Ouais, quelques fois ils agissent avec nous comme si nous étions des Roumains », a-t-il dit. Il m’a convaincu que nous avions le contrôle de la situation, de ne pas être intimidé et de me faire moi-même une opinion. [...]

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Lorsque Fred Rose m’a annoncé en septembre qu’« un des Popov [Igor Gouzenko] s’était envolé du nid », j’ai immédiatement réalisé que la vie ne serait jamais plus la même – pas pour moi, pas pour Phyllis, pas pour notre petite fille de trois mois qui jacassait dans son berceau. Au contraire de Fred, qui semblait incapable de réaliser qu’il était sur le point de se faire déloger comme oracle de la gauche politique qui consultait maintenant Norman Robertson, le premier secrétaire du ministère des Affaires extérieures, sur le sens caché des affaires internationales, je pouvais clairement voir les barreaux d'une prison pour l'avenir...

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Source: Gordon Lunan, "Mobile d’espionnage" in The Making of a Spy: A Political Odyssey, (Montreal: Robert Davies Publishing, 1995), 142-154

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