Annapolis Royal, 25 janv. 1907

Cher Barn [?],

[…]

Jérôme était probablement un marin italien ou portugais qui, ayant été blessé gravement à bord du bateau, s’était fait amputer les jambes par le capitaine et le choc subi par son corps lui avait troublé l’esprit et l’avait privé de ses capacités et peut-être de son désir de parler, et puisque le bateau devait s’être engagé pour de longs voyages durant lesquels il serait un fardeau pour eux, le capitaine et l’équipage avaient élaboré le plan de le laisser quelque part où on le retrouverait et où les autorités s’occuperaient de lui sans pouvoir identifier les auteurs de cette atrocité. Les histoires romantiques que les touristes américains écrivent à son sujet pour le compte des journaux à sensation sont des plus regrettables et condamnables. Le 23 août 1863, Robert Bishop de Sandy Cove se trouvait en compagnie d’un certain W. Eldridge et les deux hommes travaillaient sur une colline surplombant l’anse dans la baie de Fundy tard en après-midi lorsqu’ils ont aperçu deux bateaux à poupe étroite ou de gros navires se diriger vers le rivage. Le premier bateau a avancé et du deuxième bateau, on a mis quelque chose à l’intérieur d’une petite barque et la petite embarcation s’est rendue au rivage. Ils ont cru qu’on amenait un tonneau sur le rivage pour le remplir d’eau au puits situé près du bord de la plage.

La plage n’était pas visible de l’endroit où ils se tenaient. Peu de temps après, ils ont revu la petite embarcation qui a repris le large puis a été remontée dans un des bateaux, après quoi les deux navires ont repris la mer et ont disparu. Le lendemain matin, les deux hommes travaillaient toujours sur la même colline lorsqu’un homme est venu les rejoindre à la course en criant qu’il y avait sur la plage un homme sans jambes. Ils s’y sont rendus et l’ont trouvé en train de se déplacer à l’aide de ses mains vers la marée montante; ils ont également trouvé une cruche d’eau et quelques biscuits de marin à l’endroit où ils ont trouvé l’homme. Avant de parler avec Bishop l’été dernier, je ne savais pas qu’il avait passé toute la nuit là. Ils ont pris soin de lui et ont averti les surveillants des pauvres qui ont fait appel aux députés du comté et ils ont conclu qu’il devait être entretenu grâce au fonds du gouvernement provincial d’aide aux indigents transitoires. Tenant pour acquis, je présume, qu’il était Italien et donc catholique, ils l’ont envoyé à Meteghan où un homme a pris soin de lui pour la somme de 2 $ par semaine. J’ai cru comprendre qu’il est maintenant avec un des fils du même homme à quelques milles au sud de Meteghan. Lorsqu’on lui demandait son nom, il répondait « Jérôme ». Le seul autre mot qu’il prononçait était « Colombo » et selon W. Bishop il le prononçait lorsqu’on lui demandait d’où il venait, et W. Bishop qui s’était déjà retrouvé en compagnie de Portugais et d’Espagnols en Amérique du Sud dit qu’il ressemble probablement plus à un Portugais qu’à un Espagnol Italien, et alors j’ai supposé qu’il était peut-être originaire de Colombo, Ceylan, où je crois qu’une petite colonie composée de descendants des premiers Portugais existe toujours. Mais on raconte qu’un Corse qui a vécu quelques années près de chez lui a réussi à lui faire dire un ou deux mots en italien, et M. W. Meech, un marchand italien résidant à Meteghan, croit qu’il est originaire de la côte adriatique puisqu’il a réussi à lui faire dire « Sior Si », pour « Si Signor » (« Oui, monsieur ») et « fretto, fretto » pour « très froid », et ces mots sont spécifiques du dialecte italien parlé sur la côte adriatique. Personne n’a jamais réussi à le faire converser ou à lui faire prononcer une phrase intelligible complète. On a fait si peu de cas de sa découverte à l’époque que je ne crois même pas que les journaux l’aient mentionnée ni même que M. Wade le connaisse, le député provincial de Digby n’a entendu parler de lui que des années plus tard. Je suis allé lui rendre visite la fois suivante où je me suis rendu à Meteghan et je me souviendrai du regard pitoyable rempli de reproches qu’il m’a lancé en se propulsant hors de la pièce, alors que je le regardais et que je questionnais ses hôtes à son sujet.

Je vous prie de conserver cette lettre car un jour je vais la retourner vouloir qu’on me la retourne. J’ai tellement de renseignements à obtenir à son sujet que je vais en faire faire un triplicata à la machine à écrire. J’envoie aussi la lettre de Bishop et trois coupures de journaux. Il ne peut pas être l’homme dont parle le sénateur King.

Veuillez agréer mes sentiments les plus distingués,

A.W. Savary.

Les indigents transitoires sont ceux dont on ne connaît pas le lieu de résidence ou qui n’ont pas de lieu de résidence précis dans la province.

Source: Nova Scotia Archives and Records Management, A.W. Savary Correspondance, MG 100 Vol. 169 #23b, A. W. Savary, Lettre d’A. W. Savary à Barn(?), 25/01/1907, 25 janvier 1907.

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