Jérôme, l’inconnu de Sandy Cove

Par Hilda Van Wey

Comme un enfant non désiré laissé sur le pas d’une porte, un homme mystérieux a été retrouvé sur une plage isolée de la baie de Fundy, les deux jambes amputées, un matin de l’an 1854.

Alors que le jour se lève en ce matin d’octobre il y a un siècle, M. Albright, un pêcheur, regarde à travers une petite fenêtre de sa cabane haut perchée sur la berge de l’anse isolée qui donnait directement sur la baie de Fundy. Il remarque quelque chose de foncé à côté du gros rocher sur le rivage sablonneux plus bas. « Quelques loutres qui s’amusent là-bas », pense-t-il, puisque les loutres étaient nombreuses dans l’anse à cette époque. Lorsque le brouillard se lève, il regarde de nouveau et ce n’est pas des loutres qu’il aperçoit près du rocher, mais un homme.

Il dévale le sentier pour y voir de plus près et trouve l’homme étendu juste au-dessus de la limite de la marée, un homme sans jambes. Ses jambes sont amputées aux genoux et elles ne sont pas tout à fait guéries.

Bien qu’il soit en vie, il est impotent. Il ne fait aucun effort pour expliquer sa situation critique ou pour dire qui l’a laissé sur le rivage isolé.

À ses côtés se trouvent une carafe d’eau et une boîte de biscuits. Il est propre et vêtu du lin le plus luxueux. Ses mains sont douces, pas comme les mains endurcies des travailleurs.

Le vieux pêcheur se souvient immédiatement que la veille, un bateau à voile inconnu a été aperçu alors qu’il allait et venait dans la baie de Fundy à environ un mille de l’anse. Il en déduit que l’homme avait dû être déposé ici par le bateau la nuit venue.

C’est ainsi qu’est arrivé sur les rives de la Nouvelle-Écosse un mystère qui en 100 ans n’a jamais été résolu.

De l’aide est demandée et le mystérieux naufragé est amené un mille à l’intérieur des terres dans le village de Sandy Cove, du côté abrité de la péninsule. Là-bas, les aimables résidants, ces pêcheurs, constructeurs de bateaux et leurs familles, prennent soin de lui.

On comprend vite qu’il ne parlera pas et il ne fait aucun effort pour se faire comprendre par des signes, comme le ferait une personne sourde. Le seul son un peu articulé qui sort de sa bouche en est un qui ressemble à « Jérôme », alors, puisque chaque homme doit avoir un nom, on le nomme Jérôme. Le gros rocher sur le rivage près duquel on l’a retrouvé sera plus tard connu sous le nom de « rocher de Jérôme ».

Il adore les enfants, se méfie des étrangers et est parfois très irascible. Certains le tourmentent, mais avec le temps ils en viennent à l’accepter, même s’il ne montre aucun signe de gratitude. Il est amené chez le plus bas soumissionnaire qui est prêt à le prendre en charge pour environ 2 $ par semaine. Finalement, lorsqu’on comprend que Jérôme y est pour rester, le gouvernement provincial contribue à son entretien.

Il a l’apparence et les manières d’un gentleman et il est facile d’avoir soin de lui. Un médecin des environs se souvient de Jérôme : « C’était un homme oisif à l’esprit oisif », et il ajoute avec une admiration professionnelle que « ses jambes avaient été amputées habilement, sans doute par un chirurgien professionnel ». Il se remet tellement bien qu’il est capable de se déplacer dans la maison assez lestement sur ses moignons, mais la plupart du temps il reste assis. Il ne lit jamais.

De grands efforts sont déployés pour résoudre ce mystère. Des bateaux de partout s’arrêtent dans les ports majeurs de la Nouvelle-Écosse en ce temps, comme c’est encore le cas aujourd’hui, et des marins de plusieurs nationalités sont amenés à Jérôme afin de vérifier s’il parle une de leurs langues ou si ce qu’ils diraient attirerait son attention. Même s’il ne parle toujours pas, il devient presque certain qu’il est familier avec plusieurs langues européennes. On découvre aussi qu’il entre dans une rage violente lorsqu’un visiteur mentionne Trieste.

Avec le peu d’information amassée et à en juger par son teint basané et sa contenance, les gens en arrivent à la conclusion qu’il est originaire d’un pays méditerranéen. Certains croient que Jérôme devait avoir une belle stature et un maintien de noble, ce qui les porte à croire qu’il a peut-être été un officier.

Les gens de Sandy Cove s’occupent de lui pendant des années. Puis, pour les soulager, le gouvernement prend des arrangements pour l’envoyer dans une famille acadienne de l’autre côté de la baie Sainte-Marie, à Saint-Alphonse de Clare, où l’on prend soin de lui et où il termine ses jours.

Jérôme vit durant 58 ans après avoir été retrouvé sur la plage. Ce qui lui est arrivé avant son arrivée à Sandy Cove demeure du domaine des conjectures. Lorsqu’il meurt en 1912, il entraîne avec lui dans la tombe le secret de son horrible mutilation et de sa mystérieuse arrivée sur le rivage de Digby.

Le rocher de Jérôme est toujours au même endroit, rocher solitaire qui émerge du sable comme un iceberg miniature. Si les rochers pouvaient parler, celui-là en aurait certainement long à dire.

Source: Hilda Van Wey, "Jérôme, l’inconnu de Sandy Cove," Family Herald and Weekly Star, 1965.

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