« Jérôme » de la Nouvelle-Écosse

Une étrange inscription dans le livre bleu de cette province.
Trouvé sur le rivage il y a 42 ans avec les deux jambes amputées - sa nationalité demeure un mystère.

Le rapport financier, un des livres bleus publiés par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse, contient une brève inscription dont l’histoire est peut-être unique dans les annales des documents publics. Il s’agit d’une seule ligne :

Jérôme……………………………………………………104,00 $

Mais derrière elle se cache un mystère des plus étranges – un mystère venu de la mer qui, même après quarante ans, demeure aussi impénétrable que le jour où il est né.

Qui est ce « Jérôme »? Personne ne le sait. D’où est-il venu? Personne ne peut le deviner. Pourquoi son nom est-il apparu dans le livre bleu d’un gouvernement pour avoir reçu une rente annuelle d’un pays auquel il n’a jamais rendu service? Peu de gens pourront vous le dire. Pratiquement aucun membre du parlement ne sait à quoi cette inscription fait référence; elle a figuré dans le rapport financier pendant plusieurs années; elle y figurait avant même que plusieurs provinces du Canada soient unies pour former le Dominion que l’on connaît maintenant; elle y était alors que la Nouvelle-Écosse était encore une colonie à part. En eux-mêmes, ces faits ne présentent rien de bien exceptionnel, mais lorsqu’on les met dans le contexte de l’étrange abandon de « Jérôme » sur les rivages de la terre d’Évangéline, du mystère impénétrable qui entoure depuis lors son identité et son comportement hors du commun, cette affaire se classe parmi les plus obscures répertoriées dans l’histoire.

Il y a environ quarante-deux ans, les gens qui vivaient autour de l’isthme de Digby—la mince bande de terre du côté est de la baie de Fundy—ont un jour aperçu un bateau au large qui effectuait des manœuvres étranges; il semblait naviguer sans but autour du même point; et il y était encore présent à la tombée de la nuit. Son apparence a beaucoup fait jaser les pêcheurs, les seuls habitants le long de cette côte accidentée. Le matin suivant, ils ont vu que le navire avait disparu, mais sur la plage il y avait un tonnelet d’eau et un petit sac de biscuits de marin, et à côté d’eux se trouvait un homme, ou plutôt ce qu’il en restait, puisque ses jambes avaient été coupées au-dessus des genoux. L’amputation avait été faite récemment, et par une main habile, comme en témoignait la façon soignée avec laquelle les moignons avaient été bandés.

L’étranger semblait être âgé d’environ dix-neuf ans, avait les cheveux blond filasse et les yeux bleus; ses vêtements ainsi que sa peau blanche et délicate laissaient supposer qu’il était de bonne famille. Les paysans l’ont soigné et se sont occupés de lui et il a graduellement récupéré de la sérieuse opération qu’il avait subie. Mais il était morose et silencieux; et son parler, si on pouvait appeler cela parler, se limitait à des sons gutturaux que personne n’arrivait à comprendre, bien que plusieurs marins qui connaissaient quelques mots en langue étrangère ont tenté de découvrir sa nationalité. Il n’y avait pas sur lui le moindre petit bout de papier qui aurait pu révéler un indice sur son identité; pas plus qu’il n’y avait d’inscription sur ses vêtements, qui étaient de la meilleure qualité, qui aurait pu faire la lumière sur son nom ou ses origines. On ne sait pas si, après son étrange apparition sur le rivage néo-écossais, on a tenté de lui enseigner un langage compréhensible, mais il est certain qu’au cours de la longue période où il a habité parmi les humbles habitants de l’isthme de Digby, il n’a pas appris leur langue et il n’a jamais émis verbalement une seule pensée à qui que ce soit.

Son arrivée est mystérieuse et lui-même est demeuré un mystère depuis. Pendant quarante-deux ans, il fut un homme sans nom, excepté celui de « Jérôme », qui lui avait été donné par certains pêcheurs qui croyaient qu’un des sons qu’il avait émis ressemblait à ce nom.

Les pauvres de la localité étaient bien contents d’offrir l’hospitalité à l’infirme sans défense pendant un certain temps, mais il était déjà difficile pour eux de gagner leur vie, alors quand ils ont senti qu’ils ne pouvaient plus subvenir à ses besoins, ils ont demandé au commissaire des pauvres de les libérer de ce fardeau. Mais la demande n’a servi à rien; les commissaires n’ont pas voulu assumer cette responsabilité : « Jérôme » n’était pas du comté de Digby. On a alors cherché de l’aide auprès du gouvernement et, après enquête, une allocation de cent quatre dollars lui a été accordée. Ce fut le premier lien entre « Jérôme » et le livre bleu de la province; et depuis ce jour jusqu’à maintenant son nom est apparu fréquemment dans les pages du rapport financier puisque les enquêtes n’ont pas permis de percer le mystère et que le gouvernement a continué de lui allouer son allocation d’année en année.

Avant l’avènement des chemins de fer, « Jérôme » suscitait un vif intérêt chez les gens qui voyageaient en diligence, qui l’observaient se prélasser sous le soleil d’été et qui s’arrêtaient pour s’informer de son état. Mais ils se sont rapidement accoutumés à sa vue et à son histoire et ils se sont bientôt contentés de le saluer de la main au passage. Avec l’essoufflement de la curiosité du public et la construction du chemin de fer – qui, contrairement à l’ancienne route postale, ne passe pas près de la rive dans cette municipalité – « Jérôme » et son histoire ont presque été oubliés, sauf de ceux qui vivaient dans le voisinage immédiat de Saulnierville, sur les rives de la baie où il avait été débarqué, où les femmes adoptent encore la tenue simple des anciennes Acadiennes et où le langage parlé est celui des paysans de la Normandie et de la Bretagne à l’époque de Louis XIV.

Durant les chaudes journées d’été, « Jérôme » se prélasse encore au soleil devant la maison où il habite avec une famille d’Acadiens, et durant l’hiver, il se recroqueville tout près du poêle. Il prend toute la nourriture que l’on place devant lui; mais il demeure toujours la même personne silencieuse et morose qu’il était lorsqu’on l’a découvert sur la plage il y a quarante-deux ans. Il reste seul autant que possible et passe simplement ses journées un peu à la manière des bêtes dans les champs. Depuis plus de quatre décennies, l’histoire ayant précédé son arrivée est aussi impénétrable que celle de l’Homme au masque de fer, et il est peu probable que le voile soit un jour levé. « Jérôme » est encore un mistère (sic), et il est probable qu’il soit enterré sans que personne ne puisse même s’aventurer à des conjectures quant à son identité. —Toronto Truth.

Source: Toronto Truth, "« Jérôme » de la Nouvelle-Écosse," L'Évangéline, 20 septembre 1900.

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