L’HISTOIRE DE JÉRÔME.

(POUR LA COMMISSION CANADIENNE DE RADIODIFFUSION)
Par F. G. J. COMEAU.

Tout citoyen canadien sait, ou devrait savoir, que la Nouvelle-Écosse est reconnue depuis longtemps comme étant la détentrice d’une collection presque inépuisable de légendes au sujet de trésors cachés, de bateaux fantômes, de corsaires rusés, de razzias amérindiennes, etc., en plus de sa propre histoire colorée qui commence dès sa découverte, en 1604.

Les autres provinces du Dominion du Canada peuvent elles aussi avoir des légendes qui se comparent à celles de cette province ancestrale sise sur le bord de la mer, mais aucune de ces légendes n’est aussi mystérieuse que « l’histoire de Jérôme ».

Qui est Jérôme?

Quelle est son histoire?

Laissez-moi raconter cette histoire mystérieuse qui demeure toujours aussi fraîche à la mémoire des plus vieux habitants du comté de Digby. Le premier chapitre débute en l’an 1854.

Au début de l’été cette année-là, les pêcheurs qui étaient sur le rivage de l’isthme de Digby ont vu un grand bateau à voile naviguer dans la baie Sainte-Marie. Certains croyaient qu’il s’agissait d’un navire de guerre, d’autres d’un bateau pirate. On ne l’a plus jamais revu dans ces eaux par la suite.

On n’aurait probablement pas fait de cas des manœuvres étranges du bateau aux allures mystérieuses, n’eût été de la découverte saisissante faite le matin suivant.

Un homme du nom d’Albirght (sic), alors qu’il se rendait sur la rive comme tous les jours, a découvert un peu au-dessus de la ligne de la marée la forme recroquevillée d’un homme dont les deux jambes avaient été récemment amputées au-dessus des genoux. À côté de lui, sur le sable, se trouvaient une carafe d’eau et un morceau de pain noir.

Sur une longue distance le long de l’isthme de Digby, la rive est très rocailleuse et forme une falaise abrupte au-delà du rivage. Mais à Sandy Cove, où l’étranger a été retrouvé, il y a une belle plage sablonneuse en forme de demi-lune, clôturée sur deux côtés par des falaises menaçantes, un endroit idéal pour accomplir un étrange acte de ce genre.

L’étranger souffrait atrocement à cause de ses blessures et de l’hypothermie. Ces jambes semblaient avoir été amputées récemment, car les plaies étaient encore fraîches et du sang s’en écoulait, bien qu’elles aient été habilement pansées.

L’étranger à été transporté avec soin jusque chez M. Morton à Centreville, connu alors sous le nom de Trout Cove, et on lui a donné tous les soins requis dans les circonstances.

Aux questions qui lui étaient posées concernant son nom et les raisons pour lesquelles il avait été si étrangement abandonné, on n’a réussi à obtenir aucune réponse.

Soit il était muet de nature, soit il l’était devenu à la suite d’une intervention chirurgicale. Un jour, alors qu’il tentait de dire quelque chose, on l’a entendu dire « Jérôme ». À partir de ce jour, on l’a connu sous ce nom.

Pendant des années, il n’a fait aucune tentative pour parler et sa nationalité ainsi que le secret entourant son étrange débarquement à Sandy Cove sont demeurés une énigme.

Afin de résoudre la mystérieuse aventure de l’inconnu, Jean-Nicolas, un Corse d’origine surnommé le Russe qui résidait alors à Meteghan, a été appelé sur place dans le but d’apprendre quelque chose sur l’inconnu et sur les raisons pour lesquelles il avait été abandonné sur les rives d’un pays étranger. Nicolas pouvait parler plusieurs langues.

Jean-Nicolas avait lui-même vécu plusieurs aventures palpitantes, ayant participé à la guerre de Crimée et à d’autres guerres. Après s’être évadé d’une prison de guerre, il avait finalement trouvé un havre de paix et de repos parmi les Acadiens de la côte des Français dans le comté de Digby.

Le Russe n’était pas fortuné, mais se rappelant l'adage selon lequel un sentiment d'appartenance nous rend merveilleusement aimables, il a cordialement accueilli Jérôme et lui et sa famille ont offert de prendre soin de l’étranger dans leur maison. Il a vécu avec la famille Nicolas durant sept ans. À la mort de M. Nicolas, des arrangements ont été pris avec la famille de Dédier Comeau de Saint-Alphonse de Clare, dans le district de la côte des Français dans le comté de Digby. Jérôme a vécu 42 ans avec cette aimable famille.

Une inscription étrange s’est retrouvée chaque année dans le Livre bleu de la Nouvelle-Écosse jusqu’à la mort de l’inconnu, dont l’histoire est sans doute unique dans les annales publiques. Elle se lit ainsi :

Jérôme----------------------------------------104,00 $

Qui était Jérôme? Personne ne le sait et on ne le saura jamais.

D’où venait-il? Personne ne pourra jamais le deviner.

Si l’on se fie à l’apparence de Jérôme et aux vêtements qu’il portait lorsqu’on l’a retrouvé à Sandy Cove, on peut croire qu’il s’agissait d’un gentleman provenant d’une noble famille. Il avait alors environ dix-neuf ans. Il avait les traits d’un étudiant universitaire distingué. Il avait le teint pâle, le front large et haut, tout ce qui dénotait une intelligence plus élevée que la moyenne. Ses doigts étaient longs et minces, il n’avait pas les mains d’un travailleur.

Plusieurs hypothèses quant à son identité ont été émises par les gens de l’endroit. Ce n’est qu’à trois ou quatre reprises durant ses quarante-huit années passées sur la côte des Français qu’on a obtenu de lui des renseignements. Chaque fois, cela survenait après qu’on lui eût accordé une grande faveur et qu’il était pris au dépourvu, ce qui le paralysait de peur. Lorsqu’on parlait de bateau pirate, il entrait dans une colère incontrôlable.

Une fois, lorsqu’on lui avait demandé d’où il venait, on l’a entendu marmotter « Trieste ». Cela est arrivé plusieurs années après son arrivée chez les Comeau. Une autre fois, questionné sur le nom du bateau sur lequel il était arrivé à l’isthme de Digby, il a inconsciemment marmonné « Colombo ». C’est ce qui en a mené plusieurs à croire qu’il était d’origine italienne et qu’il avait été soit prisonnier de guerre, soit victime d’un acte de piraterie en mer.

La mort de Jérôme le 19 avril 1912 et son enterrement dans le cimetière catholique de Meteghan ont conclu le dernier chapitre d’un mystère irrésolu qui aurait même su déjouer le génie de Sherlock Holmes, ou l’imagination fertile et le regard scrutateur des plus célèbres poètes et romanciers.

À plusieurs reprises, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse a publié de courts articles sur le naufragé, espérant ainsi recueillir de l’information. La seule réponse est venue de deux sœurs qui auraient été natives de Mobile, en Alabama, et qui résidaient alors à New York, et qui croyaient que Jérôme pouvait être leur frère dont elles avaient perdu la trace depuis longtemps. La description de Jérôme ne lui correspondait pas et on n’a plus jamais entendu parler d’elles. Plusieurs milliers de personnes ont vu Jérôme en passant par la Shore Road et toutes étaient mystifiées par la tragédie qui l’avait apparemment mené si loin des siens.

C’est ainsi que s’est terminée la vie de l’inconnu.

Halifax, Nouvelle-Écosse.

28 juin 1933.

Source: Centre Acadien, Université Sainte-Anne, Fonds F. G. J. Comeau, MG31.b2.d39, F. G. J. Comeau, "L’histoire de Jérôme," 28 juin 1933.

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