Jérôme

L’Inconnu De Sandy Cove

Le 23 août 1863, un des mystères que la mer a amenés dans le comté de Digby a été porté à l’attention du public. Maintenant, plus d’un siècle plus tard, plusieurs questions demeurent sans réponse dans l’affaire mystérieuse de l’homme apporté par la mer près du village touristique de Sandy Cove. Le 22 août 1863, Robert Bishop et William Eldridge travaillent dans un champ surplombant la baie de Fundy. Ils aperçoivent un petit navire qui met une chaloupe à l’eau et voient cette dernière se diriger vers la terre. Alors que la petite chaloupe approche du rivage, elle est dérobée à la vue des deux hommes derrière la haute berge qui s’élève en pente raide à partir de la plage.

L’incident inquiète peu les deux hommes puisqu’ils croient possible que le navire ait envoyé la chaloupe vers le rivage pour puiser de l’eau fraîche d’une source.

Le lendemain, les deux hommes retournent à leur travail dans le champ. Ils ne pensent plus au navire qu’ils ont aperçu la veille. Ils sont donc pris au dépourvu lorsqu’ils sont dérangés dans leur travail par un jeune homme qui arrive de la plage en courant et qui se dirige vers eux en criant, tout agité. Au départ, les fermiers ont de la difficulté à comprendre ce qui cause l’agitation du jeune homme. Mais de ses phrases interrompues, ils parviennent à comprendre qu’il a vu sur la plage un homme qui n’a plus ses jambes. Bishop et Eldridge n’arrivent pas à le croire, mais pour satisfaire le jeune homme et probablement pour dissiper ses illusions, ils le suivent jusqu’à la plage, le réprimandant au cours du trajet de les retarder dans leur travail.

Un peu au-dessus de la marée, les hommes découvrent un homme qui, comme l’avait dit le garçon, n’a pas de jambes. Il est en vie et apparemment en bonne santé, si ce n’est de l’absence de ses membres inférieurs. À côté de lui se trouvent une carafe d’eau et des biscuits. Ses moignons sont guéris et ne montrent aucun signe d’infection.

Toute tentative de communication avec Jérôme est vaine. L’homme ne peut pas ou ne veut pas parler. Il est transporté de la plage jusqu’au centre du village. Là, on prend des arrangements pour le garder temporairement.

On joint les surveillants des pauvres de l’endroit qui à leur tour font appel aux autorités gouvernementales. Une allocation de 2 $ par semaine est accordée pour soutenir Jérôme à partir du fonds d’aide aux indigents temporaires de la province.

On établit que Jérôme est soit français, soit italien, et qu’il serait plus heureux dans une maison de Clare. Là, on le met en pension chez Jean-Nicolas, un Corse qui habite le village de Meteghan. Nicolas parle couramment français et italien, mais il est incapable de converser avec Jérôme. Ce dernier est-il incapable de parler ou ne le veut-il tout simplement pas? On n’a jamais pu répondre à cette question.

Après quelques années chez Jean-Nicolas, Jérôme est amené à Cheticamp, maintenant appelé Saint-Alphonse, et il vit là jusqu’à sa mort quarante ans plus tard.

D’innombrables histoires ont été racontées et écrites à propos de ce pauvre homme. Plusieurs personnes âgées de la région de Digby ont entendu raconter ces histoires, mais chaque fois un détail variait. Les auteurs ont surpassé les conteurs, gardiens de l’histoire rurale, dans leurs tentatives d’embellir les éléments inconnus du récit.

Un auteur a campé Jérôme dans une de ses histoires, racontant qu’il aurait été retrouvé sur le rivage dans le comté de Shelburne. Un autre auteur écrit que le prêtre du village de Sandy Cove visitait fréquemment Jérôme à Clare. Deux questions sont soulevées dans l’esprit du lecteur : qui était le prêtre catholique de Sandy Cove vers 1860 et qui étaient ses paroissiens? Par la terre, le voyage de Sandy Cove jusqu’à Meteghan prenait trois jours en diligence. Alors chacune de ces fréquentes visites aurait exigé environ une semaine. En bateau à voile, le voyage pouvait s’effectuer en une journée si la température était favorable. Mais on voyageait peu par les eaux entre Sandy Cove et Meteghan au cours des années 1860.

Une histoire nous apprend qu’un bateau pirate aurait navigué jusque dans la baie de Fundy pour laisser Jérôme sur le rivage de Sandy Cove. Cela est arrivé en 1863! À l’époque, des postes de ravitaillement en charbon étaient en opération dans la baie de Fundy. Le traversier Digby-Saint John était au service du public depuis environ trente-cinq ans. Un poste régulier de ravitaillement en charbon était en opération entre Saint John et Halifax. De nombreux paquebots transportaient des biens en provenance et à destination des états atlantiques et des Antilles, et de plus imposants navires naviguaient entre Saint John et Liverpool, en Angleterre. Mais il n’existe pas de rapports selon lesquels un bateau aurait été aperçu ou aurait été attaqué par des bateaux pirates.

Une autre version de l’histoire de Jérôme nous apprend qu’un des membres de l’équipage d’un bateau napoléonien aurait coupé les jambes du pauvre homme, les aurait bandées et serait parti vers la baie de Fundy afin de se débarrasser de l’amputé. Le seul problème avec cette version est qu’en 1863, Napoléon et ses braves hommes étaient de l’histoire ancienne.

On écrit dans un livre de contes : « Deux jours après qu’il (Jérôme) ait été laissé sur le rivage, il a été questionné par Angus M. Gidney, député provincial, qui résidait à quatre milles au sud de Sandy Cove. Aux yeux de M. Gidney, Jérôme semblait peu intelligent, mais il était évident qu’il faisait des efforts pour répondre aux questions qui lui étaient posées. Lorsque le député lui a demandé comment il avait perdu ses jambes, l’Italien a répondu "Tutto Futto", ce qui signifiait que ses jambes avaient été gelées ».

En 1863, M. Gidney avait quatorze ans. Il a été élu pour la première fois à l’Assemblée en 1895.

Mais une chose dont nous sommes certains est qu’un homme appelé Jérôme par les gens du comté de Digby a été retrouvé sur le rivage de la baie de Fundy, près de Sandy Cove. Ses jambes avaient été amputées et il avait survécu au supplice. Il a plus tard été amené à Meteghan, puis à Saint-Alphonse. Même s’il a vécu dans le comté de Digby durant plus de quarante ans et qu’il a reçu une allocation de subsistance au cours de cette période, aucun document relatant le début de la vie de l’amputé ne nous a été transmis.

Toutefois, pour semer encore plus la confusion dans l’esprit des lecteurs, je vous présente ici la copie d’une lettre écrite au rédacteur en chef du Yarmouth Herald et parue dans l’édition du 18 septembre 1905 de ce journal ainsi que dans l’édition du 22 septembre 1905 du Digby Courier.

Chipman, N.-B., 8 septembre.

Rédacteur en chef du Yarmouth Herald :

Monsieur,

En lisant le Sun de Saint John aujourd’hui je suis tombé sur un article de trois colonnes tiré de votre journal et intitulé « Le mystère de Meteghan » qui décrivait un homme étrange laissé sur le rivage de l’isthme de Digby il y a 44 ans par un bateau identifié par les pêcheurs comme étant une canonnière.

Un monsieur assis à mes côtés à qui j’ai montré l’article (et je me permets de dire que cet homme avait plus de 70 ans et qu’il était une autorité des plus dignes de foi) m’a dit qu’il connaissait l’histoire de cet homme étrange depuis deux ou trois ans avant sa découverte sur le rivage de l’isthme de Digby il y a 44 ans. Il ne connaissait pas l’origine ou la nationalité de cette personne, mais les faits qu’il a relatés vont comme suit :

Il y a 46 ou 47 ans, deux frères du nom de Conroy, des bûcherons habitant près d’ici, et dont l’un est encore en vie, ont trouvé un homme étrange étendu sur un des dépôts de billots, un endroit où les bûcherons roulent les billots jusque dans le courant, sur le bord de la rivière Gaspereau, à 20 milles d’ici. Cette personne était presque morte, ses deux jambes gravement gelées. Ils l’ont emmené ici et il a été pris en charge par les responsables de la paroisse. On a découvert que, pour lui sauver la vie, il serait nécessaire de lui amputer les deux jambes. Il a donc été emmené à Gagetown, ville principale du comté de Queens, où le Dr Peters, qui jouissait d’une renommée locale en tant que chirurgien à l’époque, a pratiqué l’opération. L’homme s’est rétabli et aussitôt qu’il a été ramené ici, où on a pris soin de lui durant près de deux ans aux frais de la paroisse, il a vécu dans une famille du nom de Galligher. Certains membres de cette famille, je crois qu’il a dit Mme Galligher, vivent encore à environ deux milles d’ici.

Il semble presque certain que les gens des environs n’ont pas été aussi hospitaliers que les simples pêcheurs acadiens du comté de Digby, puisque même les responsables de la paroisse étaient déterminés à se débarrasser du pauvre impotent et dans ce but, il a été amené à Saint John où des arrangements ont été pris avec le capitaine d’une goélette pour le transporter de l’autre côté et le laisser en Nouvelle-Écosse. On connaît bien le nom de celui qui l’a emmené loin d’ici, mais on ne sait rien des arrangements exacts de son transport de l’autre côté de la baie de Fundy, seulement le fait qu’il a été laissé là-bas.

On a fait d’énormes efforts là-bas pour apprendre qui il était et d’où il venait, mais soit il était incapable, soit il refusait de comprendre les langues dans lesquelles lui parlaient les gens de l’endroit, incluant le prêtre de la paroisse. On a supposé qu’il venait d’un bateau étranger ancré à Chatham et qu’il tentait de se rendre à Saint John ou vers un port ouvert l’hiver.

Le monsieur a dit qu’on avait l’impression ici que l’homme n’avait pas toute sa tête, probablement à cause de la terrible expérience d’être perdu et gelé dans un pays étranger.

J’ai brièvement mis sur papier les faits comme ils m’ont été rapportés par le monsieur mentionné ci-dessus et il serait facile de les faire corroborer par plusieurs témoins encore vivants. J’ai oublié de dire qu’on le connaissait sous le nom de « Gamby » et qu’on lui avait donné ce nom, car lorsqu’il tentait de se faire comprendre, il utilisait souvent un mot qui ressemblait à celui-là.

Je vous prie d’agréer mes sentiments les plus distingués,
M. R. O. Foss,
Ingénieur adjoint de district
Transcontinental Ry.,
Fredericton, N.-B.

De toutes les histoires écrites et racontées, aucune ne semble tenir compte de cette lettre adressée au rédacteur en chef du Yarmouth Herald. Du moins, l’auteur des Scrap Books n’a jamais lu ou entendu de telles histoires.

Le lecteur des Scrap Books peut donc maintenant raconter sa propre histoire au sujet de Jérôme. Il peut embellir son récit en mentionnant que d’étranges personnes venaient visiter Jérôme chez lui en Acadie. Mais quelle que soit la version que nous choisissions de raconter, le fait est que Jérôme a subi une douleur physique et une angoisse extrême alors qu’il était en pays étranger. S’il était sourd, ce qui semble possible, il a dû avoir des pensées assez dures envers ceux qui lui ont amputé les deux jambes. Il est possible qu’il n’ait pas compris que cela était nécessaire à sa survie. Il a pu croire qu’il était tenu captif par des gens cruels et dégénérés. Il est maintenant trop tard pour que tous les faits entourant la vie de Jérôme soient révélés.

Jérôme est mort dans sa famille d’accueil à trois milles de Meteghan en avril 1912 et a été enterré dans le cimetière de Meteghan. Nous pouvons donc nous poser les questions suivantes, mais nous ne recevrons jamais de réponses certaines : Où Jérôme est-il né? Comment est-il venu au Canada? Quel âge avait-il à sa mort? Pourquoi ne parlait-il pas? Qui lui a amputé les jambes et pourquoi?

Source: R. Baden Powell, "Jérôme, l’inconnu de Sandy Cove" in Second Scrap Book: Digby Town and Municipality, (Digby: Wallis Print, 1973), 87-91.

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