Jérôme identifié

Un vieux mystère résolu

PLUSIEURS DE MES auditeurs se souviendront d’une émission lors de laquelle j’ai parlé de l’histoire de « Jérôme », l’inconnu aux jambes coupées retrouvé sur les rives de la baie de Fundy. Le texte de cette émission a également été imprimé dans un de mes livres sous le titre « Jérôme, l’inconnu de la Nouvelle-Écosse ». D’après les commentaires que j’ai reçus lors de mes rencontres avec mes auditeurs ou mes lecteurs, l’histoire de « Jérôme » est considérée par plusieurs comme l’une des plus intéressantes de la série d’histoires de la « Tour de l’horloge ».

Au cours des ans, ceux qui ont entendu parler de Jérôme ont émis bon nombre d’hypothèses à propos de la véritable histoire derrière le mystère. Plusieurs habitants de la Nouvelle-Écosse ont au fil des ans entendu parler de Jérôme puisque la renommée de l’inconnu s’est répandue aux quatre coins du continent, il y a de cela plusieurs décennies, et a fort probablement traversé l’océan, en fait. Mais peu connaissent la véritable histoire ayant mené à la situation critique du cul-de-jatte.

Enfin, la clé du mystère de Jérôme aurait apparemment été divulguée dans les pages jaunies d’un journal paru au début du siècle et qui a récemment été découvert. On peut y lire en détail ce qui semble être la véritable histoire de Jérôme. La réponse à une énigme qui m’a intrigué, moi ainsi que plusieurs autres, durant des années. J’étais très heureux qu’on attire mon attention sur ce vieil article de journal, non seulement parce que cela m’a permis d’en apprendre davantage sur la Nouvelle-Écosse et ses histoires fantastiques, mais aussi parce que cela me donne la chance de les transmettre à mes auditeurs et lecteurs.

Simplement pour vous rafraîchir la mémoire au sujet de cet homme sans jambes dont le destin étrange a mené à tant de spéculations, passons rapidement son cas en revue. Il est retrouvé sur le rivage de Sandy Cove, dans le comté de Digby, en août 1863.

Abandonné avec quelques biscuits de marin ou une miche de pain et une carafe d’eau à ses côtés, il a été débarqué sur le rivage par un bateau. Il a les deux jambes amputées au-dessus des genoux et ses moignons sont bien pansés. L’homme qui deviendra connu des Néo-écossais sous le nom de « Jérôme » nous a presque privés de cette histoire intéressante puisque, lorsqu’il est retrouvé, il est en train de se déplacer à l’aide de ses mains vers la marée montante sur le rivage de la baie. Par peur d’être encore horriblement éprouvé par le destin, son intention était évidemment de se déplacer jusque dans l’eau et de mettre fin à sa vie, qui semblait ne lui réserver que de la souffrance. Toutefois, il est retrouvé à temps et les plans qu’il allait visiblement mettre à exécution sont contrecarrés. Il n’est plus qu’à cinq pieds de l’eau lorsqu’il est retrouvé. On emmène ensuite Jérôme dans une maison tout près de là et il vivra dans le district environ soixante ans, comme je l’ai déjà raconté lors de l’émission précédente, mais au cours de cette période, on en apprend peu à son sujet; il ne lit jamais, n’écrit jamais et ne parle que peu ou pas du tout.

Toutefois, grâce aux recherches menées par le juge A. W. Savary d’Annapolis Royal, les raisons de la perte des jambes de Jérôme et de sa présence sur le rivage de Sandy Cove ont été révélées… et les résultats des enquêtes du juge se retrouvent sur la coupure de journal qui date de quelques décennies. Mlle Margaret Ells a porté à mon attention ce vieux journal qui contient l’histoire que je m’apprête à raconter. Mlle Ells travaille à cet entrepôt du savoir qu’est le Nova Scotia Archives Building du campus Studley à Halifax.

L’article dans son intégralité est intéressant à lire, mais le lire en entier prendrait plus de temps que nous n’en avons à notre disposition. Toutefois, selon ma nouvelle source d’information, on dit que l’homme, qui était dans la vingtaine et originaire de l’Italie, était un passager clandestin débarqué d’une goélette au Nouveau-Brunswick. On croit que, durant un certain temps, il aurait travaillé pour un entrepreneur forestier dans le district de Chipman, au Nouveau-Brunswick. Une nuit en plein hiver, ayant possiblement perdu son chemin, on dit que l’Italien serait tombé entre deux billots de bois dans un bassin de flottage. Trempé et désemparé, il a passé la nuit dans une scierie où il avait trouvé refuge – et c’est là qu’il a dormi. Dormir dans de telles conditions n’était pas une décision judicieuse, comme son destin allait le prouver. Ses jambes étaient si gelées que, après qu’on l’ait retrouvé, le chirurgien le plus proche a décidé qu’il était nécessaire de les amputer bien au-dessus des genoux.

La suite de cet étrange récit est un des chapitres les plus insolites d’un drame humain. Si l’on en croit cette histoire, qui a été mise au jour par le juge Savary il y a très longtemps et qui vient tout juste d’être portée à mon attention, les autorités de l’endroit, aux prises avec cette charge financière dont ils ne voulaient pas, ont décidé de se débarrasser de l’homme à leur façon. Peu de temps après avoir perdu ses jambes, l’Italien aurait été envoyé par bateau sur la rivière jusqu’à Saint John. Là-bas, le capitaine d’une petite goélette de pêche -- aussi appelée « barque » -- qui provenait des États-Unis, a été engagé pour se débarrasser de l’infirme. Pour dix dollars, le capitaine devait prendre l’Italien sur son bateau et le déposer sur un rivage lointain. Il a respecté sa part du marché et, par hasard, semble-t-il, c’est à Sandy Cove que Jérôme s’est retrouvé.

Cette dernière description du mystère expose aussi d’autres points de vue selon lesquels Robert Bishop, alors juge de paix, et un certain William Eldridge, qui a plus tard déménagé à Portsmouth, New Hampshire, travaillaient sur une colline à Sandy Cove un jour d’août 1863. Ils ont aperçu deux goélettes à poupe très étroite, comme celles qu'on voyait couramment à l’époque dans la baie, se diriger vers le rivage. Une d’elles a descendu une petite embarcation et s’est rapprochée… mais la pente abrupte de la berge cachait l’embarcation lorsque celle-ci a accosté. Les deux hommes sur la colline n’ont rien trouvé d’étrange à ce débarquement puisqu’il était courant que des bateaux soient envoyés pour chercher de l’eau à une source située dans cette partie de la côte. Quoi qu’il en soit, quelque temps plus tard – et il y a ici discordance entre les faits rapportés dans les différents documents qui suggèrent même que ce serait le lendemain matin – un jeune homme est venu trouver en courant Bishop et Eldridge. Il leur a dit qu’il y avait un homme sans jambes sur le rivage.

Ils sont descendus et l’ont trouvé. L’homme avait été placé près de la source avec quelques maigres vivres. Le cul-de-jatte s’était apparemment déplacé vers le rivage, se soulevant avec ses mains en position assise et se déplaçant avec ses moignons devant lui. De cette façon, il avait presque obtenu ce qu’il considérait comme la seule solution à ses souffrances : trouver la mort dans la marée montante de la baie de Fundy.

Lui poser des questions fut presque totalement inutile. Lorsqu’on a tenté de découvrir qui il était et pourquoi il se trouvait dans cet état critique, il n’a donné qu’un seul nom : « Jérôme » -- et c’est par ce nom qu’on l'a connu toutes ces années où il a vécu dans ce district. Lorsqu’on lui a demandé d’où il venait, il a marmonné un mot : « Colombo ». Il y a eu des doutes, selon les récits, à savoir s’il tentait de dire le nom d’un endroit, ou alors de prononcer son autre nom ou peut-être de nommer le bateau qui l’avait débarqué. On lui a donné une plume, de l’encre et du papier, mais il a fait comprendre qu’il ne savait ni lire ni écrire.

Lorsqu’on lui a demandé comment il avait perdu ses jambes, il a répondu simplement « froid ». Cela a laissé perplexe durant des années ceux qui l’avaient questionné, jusqu’à ce que finalement, par chance, toute l’histoire soit mise au jour. Il a ensuite été découvert que le mot « froid » n’était pas issu des divagations d’un esprit qui semblait parfois faible, sinon dément. En fait, il faisait froid, très froid même, la nuit où Jérôme avait dormi dans cette scierie isolée et où ses jambes avaient été si terriblement gelées qu’on avait dû les lui couper.

Avec le pauvre infirme à leur charge, les gens ont entrepris des démarches pour prendre soin de lui et les députés provinciaux de l’époque se sont assurés de verser 2,00 $ par semaine à partir d’un fonds public pour subvenir à ses besoins.

« Jérôme », comme on le connaissait maintenant, avait été placé dans la famille d’un Acadien de l’autre côté de la baie Sainte-Marie. Apparemment italien, on supposait qu’il était catholique et on considérait qu’il serait préférable de le placer dans une famille de cette confession. Plus tard, un gentleman italien, John Mecchi, de Meteghan Cove, a interrogé Jérôme à plusieurs occasions, mais l’esprit de l’homme avait apparemment été gravement tordu par son destin. Le marchand de Meteghan n’a pu soutirer beaucoup d’information utile de Jérôme, mais il en avait toutefois assez pour suggérer que le cul-de-jatte était originaire de la côte adriatique d’Italie.

Durant une soixantaine d’années, alors que Jérôme vivait sur le rivage de la baie, les gens de la Nouvelle-Écosse n’avaient aucune idée de son passé. Les spéculations étaient nombreuses. L’avait-on amputé de ses jambes puis débarqué sur un rivage éloigné pour avoir commis un crime hideux? Était-il l’héritier détesté d’une fortune dans un pays étranger et était-ce sa famille qui l’avait traité ainsi? Quel était ce bateau qui avait laissé derrière un être étrangement mutilé et presque totalement silencieux? Ces questions ont été soulevées à plusieurs reprises au coin du feu dans les chaumières du district. Graduellement, Jérôme est devenu une partie intégrante de la vie dans son nouveau district, même s’il ne s’y est jamais vraiment intégré.

Cette nouvelle source d’information concernant Jérôme nous apprend que vers 1879, Samuel Gidney de Mink Cove était sur un bateau qui avait accosté à Little River dans le Maine. Dans la soirée, deux hommes de l’endroit sont montés à bord du bateau. Ils ont demandé d’où provenait la goélette qui se dirigeait vers Boston. En apprenant qu’elle arrivait de Sandy Cove en Nouvelle-Écosse, un des deux visiteurs a demandé si quelqu’un là-bas avait entendu parler d’un cul-de-jatte retrouvé sur le rivage de Sandy Cove. Quand on lui répondit qu’il vivait toujours là, un des deux hommes a répondu que c’était lui qui avait laissé l’infirme sur le rivage. Selon sa version de l’histoire, il avait embarqué Jérôme au Nouveau-Brunswick. Des gens là-bas l’avaient engagé pour amener l’infirme sans le sou loin de chez eux afin d’épargner des frais à la ville. Plus tard, en écrivant à ce sujet au juge Savary, M. Gidney a déclaré que le capitaine qui avait joué un rôle déterminant dans le débarquement de Jérôme sur le rivage lui avait révélé son nom, mais Gidney ne s’en souvenait plus. Cet homme, que l’on avait payé dix dollars pour qu’il débarrasse les autorités d’une charge publique, a révélé comment Jérôme avait perdu ses jambes, bien que cette information n’ait jamais atteint la Nouvelle-Écosse à l’époque.

D’une autre source, on apprend que durant la période où Jérôme était dans le district de Chipman au Nouveau-Brunswick, un des seuls mots qu’il prononçait était formé des lettres G.A.M.B.Y., et c’est par le nom de « Gamby » qu’on l’appelait alors qu’il se trouvait là-bas. Le nom des responsables du district qui avaient décidé de l’expulser de la province du Nouveau-Brunswick par bateau n’a pas encore été révélé dans les documents qui recèlent apparemment la véritable histoire de Jérôme. On ne sait pas non plus s’ils ont demandé à ce que Jérôme soit transporté en Nouvelle-Écosse spécifiquement ou s’ils ont laissé l’endroit du débarquement à la discrétion du capitaine du bateau de pêche. Quoi qu’il en soit, Jérôme a été chanceux de trouver en Nouvelle-Écosse une terre d’accueil prête à lui fournir les soins requis par un destin si misérable. Et durant plusieurs années, il a vécu sur le bord de la baie Sainte-Marie, où il a fini ses jours, et il a inspiré plusieurs histoires étranges à son sujet.

Ainsi, mes amis, vous voici en possession d’un nouvel élément qui permet de résoudre l’énigme de Jérôme. Je parierais que peu, ou même aucun, de mes auditeurs n'en avaient entendu parler auparavant. Que vous y croyiez ou non, cette nouvelle explication semble fournir une réponse raisonnable à ce célèbre mystère issu du passé hanté de la Nouvelle-Écosse, et Jérôme n’est plus à vos yeux un aussi grand mystère qu’il ne l’était il y a quinze minutes.

Source: William Coates Borrett, "Jérôme identifié" in Down East: Another Cargo of Tales Told Under the Old Clock, (Halifax: Imperial Pub., 1945), 22-29.

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