L’inconnu de la Nouvelle-Écosse

-Jérôme-

AUJOURD’HUI NOUS FAISONS un autre voyage loin de l’horloge du Vieux-Halifax, vers le lieu où s’est déroulée l’histoire de Jérôme, l’inconnu!

Je voyageais par le Dominion Atlantic Railway en revenant de Yarmouth il y a quelque temps, et mon compagnon de voyage était M. F.G.J. Comeau, alors agent général de fret et des services aux passagers de ce transporteur.

Alors que nous étions presque rendus à Digby, M. Comeau, qui s’intéressait beaucoup à l’histoire de la Nouvelle-Écosse, m’a dit : « Avez-vous déjà entendu l’histoire de Jérôme, l’inconnu qui a été découvert sur les rives de la baie Sainte-Marie, dont l’identité n’a jamais été connue et qui avait été débarqué d’un mystérieux bateau? » Je me suis immédiatement redressé et j’ai porté attention et voici l’histoire que m’a racontée M. Comeau :

« C’est au début de l’été de 1854 que Jérôme arrive dans le comté de Digby. Un soir, les pêcheurs qui habitent le long de l’isthme de Digby aperçoivent un grand bateau à voile qui remonte la baie Sainte-Marie. Ce bateau leur est étranger et ressemble à un navire de guerre ou à un bateau pirate… Mais il ne tente pas d’envoyer de petit bateau vers le rivage et se contente d’errer au large. Il y est encore lorsque la nuit tombe mais a disparu lorsque le jour se lève et sa présence sans raison apparente soulève peu de curiosité chez les résidants de la côte. Ce sentiment se transforme pourtant en intense agitation lorsque, plus tard ce jour-là, un des habitants du nom d’Albright se rend sur la rive de Sandy Cove.

Alors qu’il approche de la ligne des eaux, il est étonné d’entendre un gémissement et en regardant autour de lui, il voit, étendu sur la plage, un homme. L’inconnu est jeune – apparemment âgé de dix-neuf ans tout au plus – a les cheveux blonds, les yeux bleus et de fins traits aristocrates. Tout ceci est visible au premier regard, mais c’est autre chose qui capte le regard horrifié d’Albright : les deux jambes de l’homme sont amputées au-dessus des genoux et les moignons sont enroulés dans des bandages. Quand Albright a réuni assez d’assurance pour lui parler, l’inconnu ne lui répond pas un seul mot mais reste étendu là et gémit de nouveau.

Rapidement, quelques voisins sont appelés sur place et le pauvre homme est transporté chez un M. Morton résidant à Centreville, alors appelé Trout Cove, où on s’occupe de lui et lui trouve un foyer. L’opération semble avoir été effectuée récemment et par une main habile puisque, bien que la victime souffre d’abord intensément, les plaies guérissent graduellement et l’homme finit par redevenir physiquement fort et en santé.

Il n’existe aucun indice quant à son identité outre le fait que ses vêtements sont taillés dans les meilleurs tissus, et ses protecteurs non plus ne découvriront jamais qui il est, même s’il résidera dans la région pendant plus de cinquante-huit ans. Durant tout ce temps, il refuse catégoriquement de parler ou d’écrire et démontre le désir d’éviter tout ce qui pourrait faire la lumière sur son identité ou son histoire. Comment il a pu demeurer silencieux si longtemps est un mystère, mais on a avancé qu’il était incapable de parler, soit à cause d’un problème naturel de ses organes vocaux, soit à cause d’une opération.

Il n’essaie qu’à deux ou trois reprises de dire quelque chose et c’est apparemment lorsqu’il est pris par surprise puisqu’il retourne immédiatement dans son silence et semble fâché d’avoir été pris au dépourvu. Un jour, on l’entend marmonner quelque chose qui ressemble à « Jérôme », et c’est ainsi qu’il est nommé à partir de ce moment. Une autre fois, des années plus tard, on lui demande soudainement d’où il vient et il murmure ce qui semble être Trieste, alors qu’à une troisième occasion, lorsqu’on lui demande le nom du bateau duquel il a été débarqué, on croit qu’il répond Colombo. Ce dernier mot amène les gens à croire qu’il est de descendance italienne, bien que les gens qui le connaissent disent qu’il ressemble plus à un Irlandais.

Dans un effort pour converser avec lui, les Morton appellent Jean-Nicolas, un Corse surnommé « le Russe », qui vit alors à Meteghan et qui parle plusieurs langues européennes. Nicolas a combattu pendant la guerre de Crimée et s’est plus tard échappé d’une prison de guerre pour venir trouver refuge en Nouvelle-Écosse et y vivre en paix. Il n’arrive pas à tirer quoi que ce soit de Jérôme, mais la misère qu’il a lui-même endurée le rend empathique envers l’homme et, même s’il ne possède lui-même pas grand-chose, il prend les arrangements nécessaires pour que le malheureux vienne habiter chez lui. C’est là que, durant les sept années suivantes, l’inconnu élit domicile et, lorsque Nicolas meurt, il est recueilli par la famille Comeau à Saint-Alphonse de Clare dans le comté de Digby, où il résidera durant plus de quarante ans.

Au cours de cette période, il reçoit la visite de milliers de personnes qui ont entendu parler de son histoire, mais personne ne peut l’identifier… Il ne semble pas être embêté par leurs visites, et leurs conversations ne le dérangent habituellement pas, mais il entre dans une colère incontrôlable lorsqu’on lui parle de pirates ou de bateaux pirates.

Le gouvernement de la Nouvelle-Écosse apprend l’histoire de Jérôme et publie à plusieurs reprises de courtes annonces à son sujet afin de retrouver sa famille, mais sans succès. À la suite de cet échec, il accorde aux bienfaiteurs de Jérôme la somme de 104 $ par année pour payer sa pension. Ce montant est voté annuellement par les autorités provinciales.

Des années plus tard, un des fils de la famille Comeau travaille à New York lorsqu’il reçoit la visite de deux femmes qui lui posent des questions à propos de Jérôme. Elles disent s’appeler Mahoney et avoir connu cet homme à Mobile, en Alabama. Selon elles, il s’était enfui de la maison alors qu’il n’était encore qu’un enfant et était parti en mer. Le fils Comeau raconte par la suite que l’une d’elles ressemblait assez à Jérôme pour être sa sœur. Cette dernière lui demande de porter une lettre à Jérôme et, s’étant assurée qu’il donnerait la lettre à Jérôme, elle lui remet une lettre dans une enveloppe scellée non adressée. Il l’apporte avec lui lorsqu’il retourne à la maison, sentant qu’il s’agit peut-être de la clé du mystère, ce qui n’est pas le cas. Lorsqu’on la lui tend, Jérôme la prend dans ses mains, regarde fixement l’enveloppe pendant un certain temps puis, sans même l’avoir ouverte, il la déchire en petits morceaux et la jette dans le feu.

Ce même homme, qui a apporté la lettre à Jérôme, a toujours eu l’impression que sa mère, qui prenait soin de l’inconnu, savait quelque chose à propos de son mystère. Si tel était le cas, elle n’en a pourtant jamais soufflé mot à qui que ce soit.

Le 19 avril 1912, Jérôme meurt et il est enterré au cimetière catholique de Meteghan. Son secret meurt avec lui, celé à tout jamais, inaudible à l’oreille humaine. Plusieurs hypothèses le concernant ont été émises, mais elles sont toutes fictives. Certains racontent qu’il était un noble dont les terres avaient été saisies à tort par un puissant rival et que ses jambes et sa voix lui avaient été enlevées afin de l’écarter du chemin pour toujours. D’autres suggèrent qu’il était un prisonnier politique puni de cette façon pour avoir commis un crime. On suggère même qu’il n’était qu’un simple marin ayant perdu ses jambes à la suite d’un accident et que, n’étant plus d’aucune utilité sur le bateau, il a été débarqué à un endroit où le capitaine savait qu’il recevrait les soins nécessaires. Cette dernière hypothèse, toutefois, semble peu probable si l’on considère la délicatesse de ses traits et de ses vêtements, et l’absence de tout signe qui aurait pu prouver qu’il avait effectué un dur labeur physique, puisque ses mains avaient la blancheur et la forme de celles d’une jeune fille.

Toute cette histoire, digne des enquêtes de Sherlock Holmes, contient tous les éléments d’une vengeance diabolique. Et s’il s’agissait d’une vengeance, elle n’était possiblement pas d’ordre public mais privé, ou bien elle était l’œuvre d’une puissante société secrète. Si l’on prend en compte l’apparence physique de l’homme, son apparent refus de parler et la colère qui s’emparait de lui lorsqu’on le surprenait à dire un mot, cette hypothèse devient au moins un peu probable. Il était parfois perdu dans ses pensées lorsqu’il se sentait triste, et il détestait toute allusion à son passé, comme il l’a prouvé en déchirant la lettre.

Alors, s’il s’agissait d’une vengeance, il devait croire qu’elle était au moins en partie méritée. Mais il est évident que la personne l’ayant laissé sur la rive de Sandy Cove ne souhaitait pas qu’il meurt puisqu’elle lui a laissé des biscuits et de l’eau – peut-être pas le repas le plus raffiné, mais de la nourriture quand même – et a pansé ses plaies soigneusement. Si la mutilation était effectivement délibérée, il est évident que les responsables souhaitaient que leur victime vive. Peut-être Jérôme avait-il commis un délit ou contrecarré les plans de quelqu’un et que sa punition était de rester en vie mais de ne plus jamais pouvoir marcher ou parler.

Tout ceci n’est que le fruit de notre imagination, mais il est intéressant au moins de se demander quelle était la véritable histoire de l’origine de l’inconnu de la Nouvelle-Écosse : Jérôme. »

Je remercie M. Comeau pour cette très intéressante histoire et un charmant voyage sur le Dominion Atlantic Railway.

En passant, si vous voyagez à bord d’un train du Dominion Atlantic Railway, lorsque vous débarquez à la station de Halifax et que vous regardez la locomotive qui vous a mené jusque là, avez-vous remarqué que toutes les locomotives du D.A.R. portent un nom, pas seulement un numéro? Les noms sur les locomotives perpétuent ceux des hommes qui ont fait l’histoire de la province et je vous invite à jeter un coup d’œil un peu plus attentif à ces locomotives et à fouiller quelque peu l’histoire des hommes dont vous lirez les noms. Il n’est pas rare de lire un nom sur un bateau, mais sur une locomotive, ce n’est pas si commun. Si vous voyagez à bord d’un train du Dominion Atlantic tiré par une de ces locomotives au nom intéressant, assurez-vous de trouver la carte du trajet et d’y repérer Sandy Cove et la baie Sainte-Marie, où Jérôme, l’inconnu a été retrouvé en 1854.

Source: William Coates Borrett, "L’inconnu de la Nouvelle-Écosse" in Tales Told Under the Old Town Clock, (Halifax: Imperial Pub., 1942), 121-126.

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