Aurore — Le mystère de l'enfant martyre
   
 

Époque intéressante pour la famille québécoise

[ Promenade en charrette, Inconnu, Album-souvenir 100e anniversaire de la paroisse Sainte-Philomène de Fortierville, 1882-1982  ]Par Peter Gossage

«Puissiez-vous vivre à une époque intéressante». Malédiction attribuée à la Chine ancienne, incorrectement semble-t-il, par Robert F. Kennedy en 1966.

À tous les niveaux, les années vingt furent intéressantes pour la famille canadienne et peut-être particulièrement pour la famille québécoise francophone. Comme au tournant du XXIe siècle, d’énormes préoccupations étaient alors exprimées quant à la perception d’un danger pour le tissu social associé à un déclin des comportements de la famille «traditionnelle». Cette inquiétude était visible dans les débats contemporains qui portaient sur le statut de la femme et particulièrement sur le suffrage des femmes; dans des jugements conservateurs sur les liens indissolubles du mariage dans un contexte où des Canadiens faisaient la promotion d’une libéralisation des lois sur le divorce; dans des discussions sur la déchéance morale dans les villes, où la prostitution, l’alcool, le crime et la pauvreté étaient parmi les pires menaces à la famille; et dans les discours et les articles écrits par ceux et celles qui s’inquiétaient du taux de natalité chez les Canadiens français dont le déclin était déjà commencé après avoir atteint des sommets légendaires.

L’inquiétude face à la chute du taux de natalité était probablement l’élément le plus important qui faisait l’objet de discussions sur les familles québécoises à cette époque. Traditionnellement, les grandes familles étaient une source de fierté pour les Canadiens français et, en particulier, pour les intellectuels nationalistes et conservateurs. Mais dans la deuxième décennie du XXe siècle, les données de recensement avaient commencé à montrer clairement que les taux de natalité, bien que très supérieurs à ceux du Canada anglais, avaient commencé à chuter. On pouvait particulièrement observer cette baisse dans les villes où le travail de la femme à l’extérieur du foyer était plus commun et où de nouvelles idées circulaient plus librement. Par conséquent, les leaders d’opinions catholiques, comme le journaliste Henri Bourassa et le jésuite Louis Lalande, avaient commencé à inciter la femme québécoise à exercer son devoir patriotique et religieux et à résister à la tentation de limiter la taille de sa famille pour des raisons «égoïstes» telles que l’autonomie personnelle, les avantages économiques pour leurs familles et la délivrance des risques à la santé associés aux grossesses répétées.

C’est Lalande qui est à la source du slogan pour ce type d’incitation pro-natalité, dans un discours intitulé «La revanche des berceaux», prononcé devant les Chevaliers de Colomb en février 1918 et publié par la suite dans L’Action française. Le discours de Lalande donnait en partie dans la tradition commémorative, mais il était aussi teinté d’une profonde exhortation. Dans un passage en particulier, il prévoyait que la population canadienne-française allait atteindre quinze millions avant la fin du XXe siècle si les niveaux de fécondité demeuraient à leurs niveaux traditionnels. «Espérons, a-t-il écrit, qu'il en sera ainsi et que, pour continuer les gloires de nos berceaux et de leurs revanches, nous allons maintenir, totale, agissante, sans alliage, pure, cette grande force religieuse et nationale: notre fécondité.»

Toutefois, la préoccupation face aux taux décroissant de natalité n’était qu’une dimension de ce qui était perçu en grande partie comme une famille «en crise» à cause des influences corrosives de la modernité, du libéralisme, de la vie urbaine et du matérialisme. Un moment crucial de cette discussion est survenu en août 1923 lors d’une conférence annuelle de grande importance qui s’est tenue à Montréal et qui était animée par les Jésuites, Semaines sociales du Canada. Cette conférence avait pour but de discuter de «la famille» et d’y réfléchir. Le moins qu’on puisse en dire est que les orateurs, lors de cette conférence qui a duré cinq jours, se sont inquiétés de l’état de la famille canadienne-française. Le divorce, le suffrage universel, la prostitution, les droits de la femme, le crime, l’éducation gouvernée par l’État, l’individualisme, la mortalité infantile, la presse à sensation – les orateurs, les uns après les autres, ont soutenu que ces dangers contemporains, parmi d’autres, représentaient des menaces mortelles à la famille. Après tout, a entonné le père Rodrigue Villeneuve, dont le discours était une longue métaphore sur la biologie cellulaire, la famille, et non l’individu, est l’unité de base de la société. «Cellule de la société, si la famille est vigoureuse, active, saine, l’organisme va être sain, vivant, fécond...» Mais si la famille chrétienne devait périr, ce que semblaient penser la majorité des orateurs, «…la société humaine elle-même croulerait sur ses bases», comme le cardinal Gasparri a écrit dans sa lettre expédiée de Rome pour offrir les bons vœux du Pape à l’évènement.

Il est intéressant de noter que le remariage, les relations beaux-parents/enfants du conjoint et la violence familiale n’ont pas été mis en évidence lors de cette conférence comme étant causes de préoccupations, même si l’épouvantable histoire d’Aurore Gagnon et de sa cruelle belle-mère était alors une des histoires les plus répandues et les plus sensationnelles à travers la province. L’affaire Gagnon était plutôt perçue comme un événement isolé et non comme la preuve supplémentaire d’un malaise sous-jacent au sein de la famille canadienne-française. Bien sûr, le veuvage et, après une période raisonnable, le remariage, étaient admis dans la culture familiale dans la province depuis ses origines comme colonie française au XVIIe siècle. Comme dans d’autres sociétés occidentales, les veufs avaient deux fois plus de chance de se remarier que les veuves et ils le faisaient habituellement beaucoup plus rapidement. Même si des conflits à propos de problèmes tels que l’héritage éclataient parfois et même si certains enfants des conjoints exprimaient des sentiments fortement négatifs à l’égard du comportement autoritaire du nouveau conjoint de leurs parents, (les belles-mères en particulier), le remariage et la formation de «familles recomposées» étaient une partie acceptée de ce que les historiens appellent le modèle de reproduction sociale ou familiale dans la province. Le remariage constituait probablement la solution la plus désirable, par exemple, pour un agriculteur d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années dont la femme était décédée, peut-être en accouchant, alors qu’il avait encore des jeunes enfants à la maison.

Même s’il y avait d’énormes préoccupations face à l’état de la famille au début des années vingt, il n’était aucunement perçu que les familles recomposées, qui en terme démographique étaient très répandues, faisaient partie du problème. La violence conjugale et la violence familiale (termes encore à inventer) n’ont pas été considérées comme des problèmes importants. Au contraire, les orateurs de la conférence de 1923 sur la famille ont passé plus de temps à s’indigner de l’indulgence parentale qu’à s’inquiéter de la punition corporelle qui dépassait les bornes jusqu’à devenir violence à l’égard des enfants, comme dans le cas tragique d’Aurore Gagnon. «Sans doute, il faut user de prudence et de mesure dans la correction. Mais il faut se garder de la mollesse et de l’indulgence excessive, qui pourtant sont de mode aujourd’hui dans trop de foyers : l’enfant y est presque une idole qu’on encense à tout propos et hors de propos. Redisons avec tous les grands éducateurs : ceux-là trahissent leur mission divine qui, aveuglés par une fausse affection, laissent l’enfant à tous ses caprices, et ne savent pas le redresser à temps.»

Le seul orateur qui ait fait un discours qui aurait pu être interprété comme une référence à l’affaire Gagnon est Henri Bourassa. Son objet était «La famille canadienne, ses périls, son salut» et il a consacré plus de temps aux périls qu’à son salut. Les dangers qu’il a énumérés incluaient notamment l’individualisme, le communisme, l’étatisme (en ce qui concerne l’éducation, les services sociaux, les impôts sur le revenu et la conscription), le capitalisme industriel, la démocratie, le féminisme, l’urbanisation (il croyait que la meilleure chose pour Montréal serait qu’environ 200 000 de ses habitants quittent simplement la ville) et la montée de la criminalité et de la presse à sensation qu’elle inspirait. C’est sur ce dernier point qu’il a fait ce qui pourrait être une référence voilée à l’affaire Gagnon, un des procès les plus connus de cette époque. «Les anciens se rappellent le temps où le meurtre était une chose effroyable dont l’on ne parlait qu’avec horreur. Croyez-vous que le meurtre et les autres crimes puissent inspirer la même et salutaire horreur, quand à pleines pages vos journaux favoris vous en racontent les plus menus détails, quand vos enfants les dévorent?»

Nous ne sommes pas si loin ici, il me semble, de la violence que l’on peut voir à la télévision, dans les films et dans les jeux vidéos, comme source du manque de contacts sociaux des enfants et de leur psychopathie potentielle, une des nombreuses caractéristiques des discours diffusés à grande échelle aujourd’hui sur l’inquiétude qui entoure la famille et les dangers auxquels elle fait face. Mais toute notion que l’histoire d’Aurore Gagnon puisse servir de leçon aux futures belles-mères qui pourraient envisager d’user de violence à l’égard de l’enfant de leur conjoint ou même aux veufs qui pourraient être tentés de se remarier rapidement et imprudemment, est absente du discours angoissé catholique du début des années vingt, tel qu’il est reflété par la conférence d’août 1923 à Montréal.

Époque très intéressante, en effet!

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